Une légende
Monti frumentarii
Recueillie par M. l'abbé LE BRAS, ancien vicaire de Larmor
L'importance de la légende qui m'a été contée par Jeanne Botlan, m'oblige, à cause de l'appoint qu'elle offre à l'historien, à fixer le cadre où, d'après la narratrice, elle a pris son origine.
Jeanne Botlan était d'une famille très honorable du pays. Un de ses oncles, M. Botlan a été recteur à Bubry. Louis Le Clech, son grand-père maternel habitait la Villeneuve, près de Kerentrech et il eut le courage de garder dans une cachette de sa maison, pendant la Révolution Française, un prêtre de Saint-Christophe.
Jeanne Botlan pouvait avoir dix ans, lorsque vers 1830 elle recueillit elle-même cette légende de sa grand-mère, et "cette grand-mère-là, affirmait-elle, était incapable de mentir".
Le lieu où la scène se passe doit être à Kerentrech, du temps où cette localité n'était encore qu'un simple hameau.
J'ajoute que, pour m'assurer si l'imagination de Jeanne Botlan ne jouait pas quelque rôle dans cette légende, je me la suis fait répéter par elle, à deux ans d'intervalle. La différence entre les deux narrations prises sous sa dictée est insignifiante.
Voici textuellement le récit qu'elle m'a fait.
I
Ma grand-mère me dit un jour, et c'était un jeudi : "Mes pauvres enfants, aujourd'hui, je vais vous conduire à Larmor."
Il n'y avait pas encore de pont sur la rivière du Ter, en ce temps-là, le passage de Kermélo se faisait en canot.
- J'ai une grâce à demander à Notre-Dame.
Je lui répondis : "Mais pourquoi donc, grand-mère, aller jusque là-bas demander ce qu'il vous faut ? – Pourquoi ? ne savez-vous pas que Notre-Dame de Larmor accorde beaucoup de grâce à ceux qui la prient avec foi ? Ne savez-vous pas que le père Germain (c'était un de leurs bons voisins) a obtenu autrefois une grande faveur de Notre-Dame ?
Et je luis dis : laquelle donc, grand-mère ?
Voici laquelle. Germain était un vrai chrétien et qui savait prier. Une fois, il perdit toute sa récolte par suite du mauvais temps et il n'avait plus de quoi ensemencer l'année suivante. Il était pauvre, il avait une famille nombreuse à nourrir, sa ferme à payer ; et faute d'avoir du blé, il se demandait comment il pourrait donner du pain à ses enfants et en même temps faire ses semailles.
N'osant rien demander à personne, de crainte d'être refusé, il s'adressa à Notre-Dame de Larmor, en la priant d'inspirer à quelque personne la pensée de lui donner du grain, ou bien. . . de lui en donner elle-même.
Il fit plusieurs fois le pèlerinage à Larmor, adressant toujours la même demande à la Vierge. Or, quand le temps des semailles arriva, il se sentit irrésistiblement poussé à venir chercher auprès de Notre-Dame la semence qui lui manquait.
Un soir, très tard, il prend donc son cheval, un petit cheval qui ne valait pas grand-chose ; il jette un sac sur le dos de la bête, il s'assied dessus et il part.
Arrivé à Larmor, il attache son cheval à la porte de l'église et se met à genoux sous le porche pour faire sa prière : "O ma mère, O Notre-Dame, dit-il avec confiance, ouvrez moi votre porte et donnez-moi du grain."
Aussitôt la porte s'ouvrit d'elle-même.
Il rentre alors dans la chapelle et s'agenouille devant l'autel en renouvelant sa demande, et tout à coup il remarque que la porte de la sacristie au grain est ouverte. C'est là qu'on avait coutume de garder en réserve le grain des offrandes. Le pauvre homme, ne croyant pas voler, s'avance dans la sacristie et ma foi ! il y prend ce qu'il lui faut de grain pour faire ses semailles, promettant d'ailleurs de rendre à Notre-Dame, après la moisson, le double de ce qu'il aura pris : deux minots au lieu d'un.
Personne n'eut connaissance de ce qui s'était passé pendant la nuit.
Le lendemain il dit à sa femme : "Lève-toi, nous allons semer notre grain".
- Mon pauvre homme, où veux-tu que j'aille chercher du grain pour semer ?
- Va le chercher où il est dans notre grenier !
- Du grain dans notre grenier ? C'est donc du grain volé ?
- Non pas. Je ne suis pas voleur, reprit-il ; plus tard tu sauras ce qu'il en est.
Et voilà la femme en peine sur la provenance de ce grain ; mais de son côté Germain garda bien son secret. Il en était tellement ému qu'il aurait tremblé rien qu'en racontant l'histoire.
Cependant la femme n'ignorait pas les fréquents pèlerinages de son homme à Notre-Dame de Larmor et elle se demandait dans quel but il les renouvelait si souvent.
Sa récolte fut très abondante, les épis dorés et lourds. . . au point que tous ses voisins en étaient jaloux.
Quand le grain fut ramassé et nettoyé, Germain revint, toujours de nuit, bien entendu, rendre à Notre-Dame de Larmor le grain qu'elle lui avait prêté. Arrivé au porche de l'église, il s'y agenouille, comme d'habitude. Or, voici que la porte, comme l'année précédente, s'ouvre d'elle-même devant lui. Aussitôt, il charge sur ses épaules le premier sac, et se dirige dans l'obscurité, à travers l'église, jusqu'à la sacristie au grain. Mais à peine l'a-t-il vidé, à peine est-il sorti de la chambre que la porte se referme d'elle-même derrière lui. A peine est-il sorti de l'église que la porte du porche se referme également. A cette vue, l'émotion le gagne, il a peur de passer pour un parjure.
- O ma bonne Mère; dit-il, faites attention. Je vous ai promis deux sacs de grain au lieu d'un ; ouvrez donc afin que je vous livre aussi le deuxième sac dont je suis redevable envers vous.
Et comme la porte ne se rouvrait pas, il se mit à pleurer.
Il fut donc obligé de rentrer chez lui et d'y rapporter avec lui la seconde pochée de grain.
Sa femme avait bien remarqué que Germain avait mis de côté deux sacs de froment le soir ; et le lendemain matin, elle n'en voyait plus qu'un. Elle l'interrogea et lui dit : "Mais où as-tu porté l'autre sac de froment ?"
- Eh bien ! dit-il, puisque tu veux savoir, tu sauras maintenant.
Il raconta, en pleurant, son histoire à sa femme. "Tu sauras donc, ajoute-t-il, que c'est Notre-Dame de Larmor qui m'avait donné, l'année dernière, le grain que j'ai semé. Je lui en avais promis le double après ma récolte mais elle n'a voulu prendre qu'une seule pochée et j'ai dû rapporter à la maison l'un des sacs que j'avais portés à Larmor."
Puis s'adressant encore à sa femme, il lui dit : "Nous irons tous les deux remercier Notre-Dame.
La conteuse clôt sa légende ici en donnant ses références : "La femme de Germain, dit-elle, était une amie intime à la mère de ma grand-mère et c'est elle qui la lui a racontée."
Est-ce bien une légende que vous venez de lire ?
II
Le chroniqueur ancien dont Jeanne Botlan nous a rapporté le texte plus ou moins modifié, y a mis tant de précision et tant de foi que l'on serait tenté de croire qu'on se trouve en présence d'un récit historique.
Quelques annotations suffiront, je pense, à faire ressortir de cette légende quelques renseignements appréciables sur un point d'histoire que l'on n'avait pas assez remarqué chez nous.
Dans la deuxième moitié du XVe siècle, pour faire opposition à la débauche d'usure qui accablait les pauvres, les Franciscains en Italie avaient fondé de vraies banques populaires sous le nom de Monti, Monts de piété, et de Monti frumentarii, plus spéciales aux campagnes. Sous cette dernière forme, un pauvre laboureur pouvait emprunter, soit gratuitement, soit moyennant un intérêt minime, le blé dont il avait besoin, sans encourir l'humiliation de l'aumône.
A l'époque dont nous parlons, les famines n'étaient pas rares dans nos pays et cela durait des périodes de dix ans. C'est alors que les Franciscains appelés par Pierre II, le mari de la Bienheureuse Françoise d'Amboise, vinrent se fixer à Ste Catherine, à proximité de Larmor.
Louis II de Rohan, Seigneur de Guémené, levait en ce temps-là aussi son château de Tréfaven. C'était un ancien pèlerin de Terre Sainte et il y avait beaucoup connu les Franciscains. Sa juridiction s'étendait sur Larmor et Plœmeur. Il fut un des principaux fondateurs du couvent de Ste Catherine du Blavet et bienfaiteur insigne de Larmor, comme en témoignaient ses armes et celles de Louise de Rieux, sa femme, dans le grand vitrail de la chapelle jusqu'au XVIIe siècle, mis aujourd'hui dans le Retable.
Les Franciscains, appuyés par ces hommes puissants, n'ont-ils pas comme en Italie, institué un Monti frumentarii à Notre-Dame de Larmor ?
Ils durent le faire parce que cette institution devenait, comme le Tiers-Ordre auquel on le rattachait, un centre de fraternité entre le peuple et les seigneurs, entre les seigneurs eux-mêmes au milieu des tempêtes politiques de l'époque ; et cette institution était fondée sur la religion et l'humanité.
Ils durent le faire et ils l'ont fait.
J'en prends la preuve sur la topographie locale, à défaut de documents écrits. A une centaine de mètres du village de Larmor, sur une colline inférieure, il a dû y avoir, dans les siècles reculés une défense côtière. Elle a pris le nom breton de Méné. A cela nous n'avons rien à dire.
Mais au XVIe siècle, nous trouvons deux formes du nom du village divisé en deux parties. La première est Méné Goeuvec, qui correspond à Coêffec devenu par suite Coëffic, qui est un nom d'honneur. L'autre forme est Méné framéatic et quelques fois fromanic ; or ce dernier mot n'est pas et ne peut pas être un mot breton ; il a été bretonné, d'après l'italien : Monti fruntarii. Un Breton n'ignore pas le nom du froment dans sa langue.
La deuxième position de ce village, la plus rapprochée de Larmor, a donc vu s'installer le magasin qui devait servir à la nouvelle institution. Les sacristies étaient bien trop étroites pour renfermer les provisions de grains fournies dès cette époque par les rentes de la chapelle.
Une tradition locale parait sortir de ce fait historique. Il est d'usage à Larmor, le jour de la fête, le 8 septembre, d'offrir du grain à la Sainte Vierge. Le paysan reçoit en retour une poignée de blé bénit en ce jour. Ce blé bénit est renfermé par le paysan dans un nœud de son mouchoir et quand il arrive chez lui, il le mélange à de la semence qu'il garde pour ses prochaines semailles. Et le froment de Larmor passe toujours pour être le meilleur du pays.
J'ai cité le récit populaire et j'ai noté l'établissement de l'Institution Franciscaine. Je me demande maintenant si la légende n'a pas été inspirée à l'imagination populaire par cette "caisse rurale" établie par Larmor sous le patronage de Notre-Dame.
M. LE BRAS